Signes auxquels on reconnaîtra que l'on marche dans la voie de cette nuit et de la purification des sens.
Signes auxquels on reconnaîtra que l’homme spirituel marche dans la voie de cette nuit et de la purification des sens.
Les sécheresses peuvent ne pas procéder toujours de la purification de l’appétit sensitif, ou de la nuit en question. Elles naissent souvent des fautes ou des imperfections, de la lâcheté ou de la tiédeur, de quelque dérèglement d’humeur ou de toute autre langueur corporelle. C’est pourquoi j’indiquerai ici les signes qui permettent de discerner si cette aridité provient de la purification des sens, ou si elle résulte de quelqu’un de ces défauts. Ces signes sont au nombre de trois.
Le premier consiste à ne plus éprouver de goût ni de consolation dans les choses de Dieu, et à n’en pas trouver davantage dans les créatures. Lorsque le Seigneur introduit l’âme dans la nuit obscure, il lui refuse toute satisfaction et ne la laisse s’attacher à aucune chose, pour dégager et purifier en elle la partie inférieure. C’est alors un signe presque évident que le dégoût et la sécheresse ne proviennent pas de fautes ou d’imperfections récemment commises. Car, s’il en était ainsi, l’âme éprouverait une certaine tendance naturelle à satisfaire ses goûts en dehors des choses de Dieu; attendu que si l’appétit déréglé s’abandonne à une imperfection quelconque, immédiatement l’âme se sent plus ou moins inclinée vers elle, selon le degré d’affection ou de plaisir qui l’y porte. Cependant ce dégoût général pourrait avoir pour principe une fâcheuse disposition de tempérament, ou une humeur mélancolique qui ne permet de prendre goût à rien; il est donc nécessaire de recourir à un second signe ou caractère.
Le second caractère de cette purification est un souvenir habituel de Dieu, accompagné d’anxiété et d’une douloureuse sollicitude. L’âme s’imagine ne plus servir Dieu, et même reculer, parce qu’elle ne ressent plus aucun goût pour les choses saintes. On voit par là qu’il y a une grande différence entre l’aridité et la tiédeur, puisque le propre de cette dernière est précisément de rendre la volonté languissante, et de chasser de l’esprit toute sollicitude relative aux choses de Dieu. Seule, la sécheresse de la vie purgative amène ordinairement avec elle un soin jaloux, joint, comme je l’ai dit, à la pensée et à la souffrance de ne pas servir Dieu. La mélancolie ou toute autre disposition particulière contribue parfois, il est vrai, à entretenir cette aridité, qui ne laisse pas néanmoins d’avoir son action purgative sur l’appétit sensitif, puisqu’elle prive l’âme de toute consolation et fait de Dieu l’unique objet de sa sollicitude. La partie sensitive est alors, il est vrai, abattue, faible et lâche pour agir, n’ayant plus le soutien d’aucune consolation sensible; toutefois, l’esprit est prompt et plein de vigueur. Quand, au contraire, la sécheresse ne procède que du tempérament, on n’éprouve que répugnance et dégoût pour les choses naturelles, sans pour cela ressentir ces désirs ardents d’aimer Dieu, propres aux aridités de la vie purgative.
Cette sécheresse vient de ce que Dieu veut faire passer au bénéfice de l’esprit, les biens et les forces des sens; mais comme ceux-ci sont incapables de supporter cette transformation, ils restent sans aliment, à sec et dans le vide, étant impuissants dans l’ordre du pur esprit. Ainsi, là où l’esprit se délecte, la chair languit et perd de son activité; tandis que le premier, fortifié par la nourriture qui lui est propre, se réveille et se montre plus vigilant et plus attentif qu’auparavant à éviter tout ce qui pourrait déplaire au Seigneur.
Aux débuts de cette transformation, l’esprit, élevé à des sphères nouvelles, ne comprend pas encore la nature des biens qu’il reçoit. Habitué aux douceurs sensibles, il est toujours attiré de ce côté, comme par une sorte d’aimant. Il appartient donc aux épreuves de la nuit obscure de purifier le goût spirituel, et de le préparer à des délicatesses plus subtiles. Il y est disposé successivement, et jusque-là il demeure tout pénétré d’amertume; en proie à l’aridité et au dégoût par la privation de ce dont il jouissait autrefois avec tant de facilité.
Ceux que Dieu commence à introduire dans ces solitudes du désert, sont semblables aux enfants d’Israël. Lorsque Dieu envoya à son peuple cette nourriture du ciel, si exquise qu’elle se trouvait au goût de chacun, comme il est dit au livre de l’Exode, ils se prirent cependant à regretter la saveur des viandes et les oignons d’Égypte, auxquels ils étaient si accoutumés, qu’ils n’appréciaient pas la douceur et la délicatesse d’une nourriture angélique. On les voyait gémir et pleurer la perte d’aliments grossiers, tandis qu’ils en avaient de tout célestes. Nous nous souvenons des poissons que nous mangions en Égypte et qui ne nous coûtaient rien; les concombres, les melons, les poireaux, les oignons et l’ail nous reviennent dans l’esprit. Voilà où nous conduit la bassesse de nos appétits: ils nous font aimer nos misères, et concevoir une extrême répugnance pour les biens immuables du Ciel.
Je le répète, quand ces sécheresses de la voie purgative proviennent de l’appétit sensitif, l’esprit peut, pour les causes que je viens d’énumérer, n’éprouver dans le principe aucune saveur ; néanmoins il puise une certaine force et vigueur d’action dans la nourriture intérieure et substantielle qu’il reçoit. Cette nourriture est un commencement de contemplation obscure, sèche, ordinairement secrète pour les sens, et imperceptible à celui-là même qui la possède. En même temps que ceux-ci sont plongés dans l’angoisse du vide, et accablés sous le poids d’une désolante sécheresse, l’âme éprouve l’inclination et le désir de demeurer en solitude et en repos, sans pouvoir se fixer à aucune chose particulière, ni même en ressentir le besoin.
Ah ! si les âmes qui sont dans cet état savaient garder le calme et laisser de côté toutes les oeuvres intérieures et extérieures, auxquelles elles employaient leur raisonnement et leur industrie propre; si elles voulaient ne plus se préoccuper que d’une seule chose, se livrer au Seigneur, s’abandonner à sa conduite, l’écouter dans l’intime de leur coeur avec une amoureuse attention, et recevoir ses divines leçons: alors, dans cette sainte oisiveté et au milieu de cet oubli général, elles se sentiraient merveilleusement sustentées parcette nourriture intérieure. C’est, en effet, dans le repos le plus complet et dans le sommeil des puissances de l’âme, que les délices de cet aliment portent leurs fruits; mais si l’âme témoigne le moindre désir, ou le plus petit empressement pour les savourer, elles disparaissent aussitôt: absolument comme l’air qui s’échappe dès qu’on ferme la main pour le retenir.
Nous pouvons citer à ce propos la parole que l’époux adresse à l’épouse dans les Cantiques : Détournez vos yeux de moi; car ce sont eux qui m’ont obligé de me retirer promptement. L’état où Dieu met l’âme, le chemin qu’il lui fait tenir, diffèrent si essentiellement de celui qu’elle suivait autrefois, qu’en voulant aider Dieu par ses propres ressources, elle contrarie son oeuvre au lieu d’y coopérer. Cela tient à ce que dans ce nouvel état de contemplation, c’est-à-dire quand l’âme est sortie de la voie du raisonnement pour entrer dans une autre plus avancée, Dieu opère lui-même en elle. Il semble alors lier ses puissances intérieures, ôter à l’entendement tout appui, soustraire à la volonté toute douceur, et interdire tout raisonnement à la mémoire.
On le comprend, dans cette situation, l’action de l’âme ne peut que faire obstacle à la paix intérieure, et à l’oeuvre que Dieu veut opérer dans l’esprit au moyen de la sécheresse du sens. Une opération si spirituelle et si choisie exige une action plus recueillie, plus délicate, plus tranquille, qui ne ressemble en rien aux jouissances de la première heure, qui étaient sensibles et palpables. David nous dit de cette paix, que Dieu la promet à l’âme afin de la rendre spirituelle.
De là une troisième marque pour reconnaître la purification des sens, savoir: l’impossibilité où se trouve l’âme de faire usage de la faculté de l’imagination, pour s’exciter à discourir et à méditer comme auparavant. Le Seigneur ne se manifeste plus à l’âme par la voie des sens, ainsi qu’il le faisait autrefois à l’aide du raisonnement, qui compose et divise les matières. Les communications divines suivent maintenant la voie du pur esprit, d’où le discours successif est banni, et fait place à l’acte simple de la contemplation, inaccessible au concours des sens extérieurs ou intérieurs.
Or le troisième signe nous prouve que cette captivité des puissances, ces dégoûts ne proviennent pas d’une humeur quelconque. S’il en était ainsi, cette disposition, qui est naturellement changeante, venant à cesser, l’âme pourrait aussitôt, avec un peu de vigilance, retourner à ses opérations antérieures, et les puissances retrouveraient leur liberté et leur appui. Le contraire arrive dans la purification de l’appétit sensitif, où l’impossibilité de discourir avec ses puissances va toujours croissant. A la vérité, les ténèbres de cette nuit ne se répandent pas d’une manière uniforme, surtout dans les commencements; aussi ne laisse-t-on pas de ressentir par intervalles une sorte de douceur ou de consolation sensible. La faiblesse des âmes ne permet pas d’ailleurs qu’on les en détache brusquement; toutefois, si elles sont appelées à un état plus parfait, elles pénétreront toujours plus avant dans les profondeurs de la nuit, et l’oeuvre de la purification sensitive s’achèvera.
Pour ceux qui ne suivent pas le chemin de la contemplation, l’épreuve des sécheresses n’est pas d’ordinaire aussi continue dans les sens. Tantôt livrés aux angoisses de l’aridité, ils sont incapables de méditer; tantôt exempts de ces peines, ils peuvent comme autrefois faire usage du raisonnement. En faisant passer ces âmes par le creuset des tribulations, l’unique but du Seigneur est de les exercer, de les humilier, de redresser leurs inclinations, en les purifiant de tout ce qui pourrait entretenir en elles la gourmandise des choses spirituelles. Mais son intention n’est pas de les conduire à la voie de l’esprit, c’est-à-dire à la contemplation parfaite; car, sachez-le, Dieu n’y mène pas tous ceux qui s’adonnent avec résolution à la vie intérieure. Pourquoi cela ? Lui seul le sait. De là vient qu’il y a des âmes auxquelles Dieu ne retire jamais complètement la faculté de produire des considérations et des raisonnements, excepté pour un temps, comme nous l’avons expliqué.